Rencontre avec Hassiba Freiha, comédienne et réalisatrice libano-américaine et Kenton Oxley, producteur et réalisateur anglais, venus tous deux promouvoir leur film Farah à la 75e édition du Festival de Cannes. Un thriller psychologique qui se passe au Liban et qui aborde sans filtre le thème de la santé mentale – encore largement tabou dans le monde arabe. Et pour incarner le rôle principal, l’étoile montante Stéphanie Atallah.

Hassiba Freiha et Kenton Oxley au Festival de Cannes 2022, crédit photo – @nancymaalouf

Bonjour Hassiba et Kenton. Vous êtes au Festival de Cannes pour promouvoir votre nouveau film, Farah

H : Oui, nous sommes là pour représenter notre film, Farah, qui n’est pas en compétition mais qui est au marché du film, et pour soutenir notre distributeur au Moyen-Orient Mad Solutions qui a beaucoup accompagné le film. 

Parlez-nous de Farah…

H : Farah c’est l’histoire d’une jeune femme libanaise, qui étudie aux États-Unis et qui est convaincue qu’elle doit devenir médecin pour réussir, et qui subit une grande pression de son père. Cette situation l’angoisse énormément, au point de faire une dépression nerveuse. Elle se met à prendre des médicaments et ses crises s’empirent. Elle revient finalement au Liban à la demande de son père. Peu de temps après, elle commence à se rendre compte des incohérences dans son histoire familiale, des versions qui ne collent pas… ce qui va empirer sa situation. Elle finira par être mise sous traitement pour dépression et elle va entamer une expérience qui va révéler des secrets étonnants de sa vie.

K : C’est une situation un peu extrême, que nous dépeignons, mais cela est assez représentatif de la pression que peut subir une jeune femme au Liban.

Avez-vous été inspirés d’une véritable histoire ?

H : Je ne dirais pas que c’est exactement la même histoire mais c’est inspiré en effet de certains aspects de ma vie, que ce soit par le bagage émotionnel, la relation père-fille très fusionnelle, les tourments psychologiques qui peuvent nous traverser et la quête vers sa propre santé mentale.

K : Nous avons essayé de nous focaliser sur ce sujet en particulier. J’ai moi-même souffert de troubles psychologiques quand j’étais jeune et il faut dire que la santé mentale n’est pas traitée comme un véritable sujet au cinéma dans le monde arabe. Il y a des parties du film qui sont extrêmes, mais il s’agit surtout de montrer comment cette situation affecte votre vie et la vie de vos proches – cela peut détruire toutes vos aspirations et votre lutte intérieure simplement par le fait d’être jugé.e. Nous voulions capturer cette violence, qui est plutôt bien montrée dans le film.

H : Une autre volonté que nous avions est celle de dénoncer le poids de l’industrie pharmaceutique et l’aspect mercantile de la santé mentale. 

K : Nous sommes convaincus tous les deux je crois que ce que l’on pense à l’intérieur de nous-mêmes est projeté sur le monde autour de nous, que notre perception interne façonne le monde qui nous entoure. C’est vraiment le cœur du film. 

Pourquoi avez-vous choisi Stéphanie Atallah pour incarner ce personnage tourmenté ?

H : À la base nous sommes partis au Liban sans idée précise de l’actrice que nous voulions, nous voulions faire un casting ouvert. Stéphanie a tout simplement brillé aux auditions, on l’a fait répéter plusieurs fois, on n’y croyait pas. Elle a été vraiment géniale, elle a incarné le rôle instantanément.

K : Ce qui est intéressant chez elle c’est qu’elle se fiche de comment elle est perçue, elle aime prendre des risques et elle est très sincère dans son jeu – comme elle est sincère dans la vie en générale et sur ses réseaux sociaux, elle est simple, marrante et ne se prend pas au sérieux. Ce rôle avait besoin de quelqu’un comme elle, de spontanée et qui était prêt à prendre des risques avec nous. 

H : Elle dégage une pureté et une profondeur intéressante. De plus elle s’est immédiatement entendue avec les autres acteurs et actrices du film. Le choix s’est imposé comme une évidence.

Le film a été tourné au Liban ?

K : Oui, le film a été tourné entièrement au Liban. Notre production a commencé deux jours après le début de la Thawra (la Révolution d’octobre 2019) et ensuite il y a eu l’épidémie de la Covid-19. C’était vraiment très compliqué et nous sommes heureux d’avoir réussi à l’achever. Il sortira en septembre au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Nous espérons avoir également une sortie en France, au Royaume-Uni, au Canada, en Australie et peut-être même au Brésil. Nous aimerions que le film voyage le plus possible. 

Quel est votre parcours, à l’un et à l’autre ?

H : J’ai fait du théâtre à l’école en sachant que c’était le milieu dans lequel je voulais m’impliquer. À l’université j’ai écrit et réalisé mon premier court-métrage, qui m’a permis de voir que je pouvais aussi raconter une histoire visuelle. Après mes années de formation de théâtre à New York où je me suis concentrée sur le Système Stanislavski, je savais que je devais me lancer à tout prix sur ce chemin, mais je ne savais pas où commencer. Cela s’est fait naturellement finalement, je me suis installée au Moyen-Orient pour travailler dans le côté business de la production, c’est là que j’ai rencontré Kenton qui  voulait produire le projet que j’étais en train d’écrire. Plusieurs années plus tard, Farah est né !

K : Moi je viens du milieu de la production de films, j’étais basé au Moyent-Orient pendant 13 ans. Durant ma période à Abu Dhabi nous avons tourné des films comme Fast and Furious, l’épisode 7 de Star Wars, des films Bollywood, etc. Je travaille également pour la BBC au Moyent-Orient et en Afrique du Nord. Je fais beaucoup de production et ce qui est intéressant c’est que grâce à Hassiba je suis revenu à mon premier amour, qui est la réalisation. Je réalisais des séries télévisées à 19 ans déjà, mais pour payer les factures je suis allé dans le milieu de la production et du business – c’est dur d’être un jeune réalisateur quand on ne vient pas d’un milieu aisé… Hassiba avait confiance en moi et nous avions tous les deux confiance dans le potentiel de notre relation. Farah est notre premier bébé.

Nous sommes très complémentaires. Hassiba vient du milieu artistique, moi j’ai étudié plutôt la technique – bon, on passe notre temps à s’entre-tuer mais c’est très productif (rires).

H : C’était un long chemin pour arriver à collaborer ensemble efficacement, à sortir le meilleur de nous-mêmes, mais nous avons réussi à surmonter les difficultés.

Vous avez un autre projet en cours ?

H : Oui tout à fait, nous travaillons sur une série que j’ai écrit il y a longtemps, bien avant la Covid-19, à la base je l’envisageais comme un film mais je n’arrivais pas à y mettre tout ce que je voulais exprimer, donc j’ai décidé de le découper en plusieurs parties et cela a été un vrai soulagement. 

K : J’ai aussi une série en arabe, en anglais, un long-métrage en arabe et un long-métrage en anglais qui devrait être tourné l’année prochaine, sur la santé mentale également, basé sur une histoire vraie.

Et travailler ensemble ?

K : Nous travaillons et travaillerons ensemble de toute façon, quoi qu’il arrive, nous sommes très complémentaires, mais la co-réalisation est très difficile – vous savez quand vous réalisez un film, vous êtes censés donner une vision, une direction, et il est toujours très compliqué de tenir ce rôle à deux. C’est un défi. 

Qu’est qui vous a poussé à aller vers la réalisation ?

H : Personnellement c’est parti du constat que j’avais envie de vivre plusieurs vies. J’avais envie de jouer des  rôles différents, de vivre plusieurs vies et de façons différentes mais j’avais aussi envie d’écrire mes histoires, de choisir mes rôles et de créer mes propres mondes.

K : Moi c’est en lien avec mon père… d’ailleurs le film Farah est un hommage à nos deux pères. Ma carrière en tant que réalisateur est inspirée du parcours de mon père, qui était un homme de grand talent mais il n’a jamais eu suffisamment confiance en lui pour aller vers la réalisation… il était metteur en scène, danseur professionnel, concepteur audiovisuel, etc. Il aurait aimé réaliser des films mais il admirait tellement les réalisateurs qu’il avait peur d’aller sur ce terrain-là et pour moi cela a généré beaucoup de frustrations car c’était un homme absolument brillant, et très créatif. Je me suis posé la question, de mon côté,  « quand est-ce que c’est le bon moment pour prendre ce genre de risque ? » – et je suis heureux d’avoir franchi le cap. À la base je ne me voyais pas forcément consacrer trois ans de ma vie à travailler sur un film avec ma femme, un film dont je ne parle pas la langue, mais cela a permis de me rapprocher encore plus de Hassiba, d’appréhender différemment sa culture, la culture de notre enfant, et c’est ce qui m’a motivé le plus dans ma démarche.

Propos recueillis par Sarah Hajjar

*Avis à nos ami.e.s au Canada, ne manquez pas la Première du film Farah au Festival du Film Libanais du Canada le 12 juin à 20h à Montréal (J.A. de Sève Cinéma).*

–Bios–

Hassiba Freiha 

Hassiba a produit, écrit et réalisé une dizaine de courts métrages parmi lesquels son projet de thèse intitulé Temperance (2007), qui a été présenté au premier Festival international du film du Moyen-Orient et a ensuite été exposé au Short Film Corner du Festival de Cannes (avant d’être distribué par une plateforme en ligne). Hassiba a également travaillé sur plusieurs autres projets, dont le long métrage City Island, avec Andy Garcia et Alan Arkin, le projet Campus Chillout ! de la National Wildlife Federation, auquel ont participé l’ancien vice-président Al Gore, le producteur et philanthrope oscarisé Jeff Skoll et le producteur oscarisé Lawrence Bender. Hassiba a ensuite coproduit, assisté à la réalisation et joué dans le court-métrage Wahdon (Alone), qui a fait partie de festivals de films dans le monde entier. En plus de jouer dans une poignée d’autres courts-métrages, Hassiba a été engagée par twofour54 Abu Dhabi, une société de médias soutenue par le gouvernement, pour rejoindre leur équipe de post-production avant de gravir les échelons pour diriger leur département. Pendant ce temps, Hassiba a continué à développer ses compétences en tant que réalisatrice et a post-produit deux longs métrages.

Kenton Oxley

Kenton s’est forgé une belle carrière dans l’industrie de la télévision et du cinéma. En tant que producteur et PDG de sa propre société de services de production, Knockout Production Services, Kenton a travaillé sur des projets à succès de plusieurs millions de dollars. La passion de Kenton pour le secteur ne connaît pas de limites : il a été le plus jeune réalisateur de l’histoire d’ITV à l’âge de 20 ans et a participé à l’élaboration de politiques gouvernementales liées aux médias, notamment le rabais de 30 % sur la production à Abu Dhabi, l’incitation à la production de 30 % en Malaisie et la création du premier visa de travailleur indépendant dans les pays du Golf. De 2009 à 2015, Kenton a été chef du service commercial international et de la production chez twofour54 FZ-LLC aux Émirats Arabes Unis, un poste qu’il a quitté pour fonder et diriger Knockout Production Services. Kenton a acquis une expérience internationale sur des projets tels que Strike Back (7e saison) – Left Bank Pictures (HBO), Next Of Kin Mammoth Pictures (ITV), The Grand Tour – Chump Productions (Amazon Prime), Bang Bang – Fox Star Studios (marché indien), Baby – Friday Filmworks (marché indien), Deliver Us From Evil – Sony Screen Gems, Top Gear – BBC.